Au-delà du débat : ce que dit la science
La Déclaration de Dublin a été initiée en 2022 par des scientifiques par ailleurs coauteurs de travaux dans la revue Animal Frontiers. Ils réaffirment la nécessité d’une contribution scientifique au débat sur le rôle sociétal de l’élevage, débat qu’il estime trop souvent fragilisé par des arguments fragiles et des contre-vérités trompeuses. A l’inverse, la voix scientifique doit porter des messages solides, y compris sur la base des réalités complexes de l’élevage.
Redonner à la démarche scientifique la place qui lui revient dans le débat de société sur le rôle de l’élevage, tel est l’objectif de la Déclaration de Dublin, élaborée lors du sommet international éponyme en octobre 2022 et co-signée à ce jour par près de 1200 scientifiques du monde entier dont 90 chercheurs français. Les initiateurs de cette déclaration entendaient promouvoir la pertinence et l’intégrité du fait scientifique dans l’approche de ce sujet consubstantiel aux sociétés humaines qu’est l’élevage. Si, au-delà, le fait de consommer les produits de cet élevage et en particulier de la viande semble ne pas toujours aller de soi, toujours est-il que le sujet relève de réalités bien plus hétérogènes et complexes que ne le laisse transparaître le prisme médiatique ou militant, interpellent les scientifiques. L’élevage et « les productions animales » s’inscrivent aujourd’hui dans un contexte mouvant, de transition selon l’expression consacrée, qui challenge la pertinence des savoirs, leur audience, leur influence, spécialement dans un monde où le rapport à la vérité semble devenu très sélectif… Qu’est-ce que « faire autorité », aujourd’hui, pour un spécialiste ?
« La civilisation humaine s’est construite à partir de l’élevage depuis le début de l’âge du bronze il y a plus de 5000 ans, qui est devenu le fondement de la sécurité alimentaire des sociétés modernes d’aujourd’hui, rappelle solennellement la déclaration. L’élevage est le moyen éprouvé depuis des millénaires pour créer une alimentation saine et des moyens de subsistance sûrs, une sagesse profondément ancrée dans les valeurs culturelles du monde entier. L’élevage durable apportera également des solutions au défi supplémentaire d’aujourd’hui, à savoir rester dans la zone de sécurité des limites de la planète Terre, la seule Terre que nous ayons (…) Les systèmes d’élevage sont trop précieux pour être perdus du fait d’un manque de fondement scientifique dans l’élaboration de politiques ».
Le débat contemporain formule des interrogations aigües en particulier éthiques et environnementales en réponse aux excès de la production et de la consommation de masse. La pollution et l’impact climatique se sont également fait une place dans le choix des angles possibles pour interroger l’élevage. Ces questions qui viennent d’une certaine façon réveiller des impensés, bousculer les rôles, contester des légitimités séculaires comme celles dont se réclame la corporation agricole et notamment celle des éleveurs, formulent un mouvement d’opinion dont les échos sont le plus souvent éditoriaux et politiques. Mais il est un autre malaise plus discret. Celui des détenteurs d’une démonstration documentée et étayée en général et des scientifiques en particulier, scientifiques dont la voix semble de moins en moins audibles. L’art de la problématique est plus fin et avisé que l’art de la polémique mais plus lent et moins exposé par nature. Pourtant, rien n’est simple. L’élevage est à la fois trop divers dans ses réalités et trop profondément imbriqué dans les sociétés humaines pour échapper aux affres de la pensée complexe, relative et nuancée.
Solidité de la démonstration
« Un défi majeur pour la communauté scientifique a été par exemple le développement de mesures équilibrées pour évaluer les impacts environnementaux, sociaux et économiques des systèmes de production animale, qui permettent des scénarios d’action politique réalisables et qui équilibrent la protection du capital naturel et la sécurité alimentaire, note les auteurs de l’article « Le défis d’une attribution équilibrée des impacts environnementaux de l’élevage : l’art de faire passer des messages simples autour de réalités complexes » (Animal Frontiers, avril 2023). Ils citent en exemple la difficulté d’évaluer de manière robuste l’impact relatif des divers gaz à effet de serre (GES) associés au bétail sur le climat. Il existe, en effet, de grandes différences de comportement et des durées de vie variables dans l’atmosphère des différents GES. « Pour l’élevage des ruminants où les émissions primaires ne sont pas du CO² (mais du méthane – CH4 ; et de l’oxyde nitreux – N2O), le recours à l’équivalent CO² a trop simplifié leurs impacts sur le réchauffement climatique par rapport aux industries qui, elles, émettent principalement du CO² provenant de combustibles fossiles, » déplorent les auteurs. Or, d’autres impacts environnementaux comme l’utilisation de l’eau par les animaux ou l’impact de l’élevage sur la disponibilité des terres cultivées ou sur la biodiversité, ont fait l’objet de mêmes simplismes aboutissant parfois à des conclusions fausses.
Dans ce contexte où la robustesse épistémologique est un combat de tous les instants, l’appel de Dublin « vise à donner la parole aux nombreux scientifiques du monde entier qui mènent leurs recherches avec diligence, honnêteté et succès dans différentes disciplines afin de proposer une vision équilibrée sur l’avenir des productions animales », explique les initiateurs du document. « Les systèmes d’élevage doivent progresser sur la base des standards scientifiques les plus élevés. Ils sont trop nécessaires à la société pour être l’objet de simplifications, de raccourcis ou de parti-pris fanatiques, expose le texte de la déclaration. Ces systèmes doivent continuer d’être intégrés et largement approuvés par la société. Pour cela, les scientifiques sont invités à fournir des preuves solides de leurs avantages nutritionnels et sanitaires, de leur durabilité environnementale, de leurs valeurs socioculturelles et économiques, et apporter des solutions en vue des nécessaires améliorations ».
En faisant référence à un riche corpus de contributeurs dont les articles sont réunis dans la revue Animal Frontiers d’avril 2023, l’appel de Dublin a le mérite de mettre en lumière la question de l’élevage au prisme de différences disciplines, de remettre l’approche méthodologique et scientifique au premier plan, de contribuer à la fois à synthétiser l’état des connaissances tout en montrant la capacité de la démarche scientifique à s’adapter à des situations nouvelles. Si la Déclaration de Dublin postule le caractère finalement indépassable de l’élevage, elle vient in fine et par la force des choses interroger les dynamiques de transition vers des modèles agroécologiques plus durables et résilients, les seuls qui grâce à la largeur de leur spectre semblent à même de résister à moyen et à long terme… à l’examen scientifique !